CHAPITRE XI
Léoric l’accompagna. Il marchait à grands pas, impatient, soupçonneux, intransigeant, mais il suivait le moine. Quand celui-ci lui proposa simplement de faire demi-tour s’il le désirait, d’aller se réconcilier avec Dieu, de prier pour son fils, Léoric crispa les mâchoires et continua à marcher.
Lorsque le chemin monta la pente herbeuse menant à Saint-Gilles il s’arrêta, mais ce fut plutôt pour examiner l’endroit où Meriet servait dans la souffrance que par peur d’être contaminé par les malades tout proches. Cadfael l’amena à la grange où se trouvait encore la paillasse de Meriet. Ce dernier y était assis pour le moment, avec dans sa main droite le solide gourdin qu’il utilisait pour vaquer partout dans l’hospice, et sur la poignée duquel il avait posé la tête. Il avait dû faire tout ce qu’il pouvait pour se rendre utile depuis prime et Mark lui avait sans doute intimé l’ordre de se reposer jusqu’au repas de midi. Il ne s’aperçut pas immédiatement de la présence des visiteurs, il régnait dans la grange une lumière douce et tamisée où passaient des ombres diverses. Le garçon semblait avoir vieilli de dix ans depuis le moment où, quelque trois mois auparavant, Léoric avait amené devant l’abbé ce jeune postulant soumis et silencieux.
Son père resta un moment à le regarder dans la lumière oblique. Son visage fermé exprimait la colère, mais dans son regard effaré, passait une certaine souffrance mêlée d’indignation car on l’avait ainsi conduit auprès de quelqu’un qui n’avait nullement l’air d’être à l’article de la mort, mais donnait plutôt l’impression de s’être résigné à accepter calmement son sort.
— Entrez et allez lui parler, souffla Cadfael à Léoric.
Il y eut un moment dangereux où Léoric se demanda s’il n’allait pas tourner les talons, envoyer au diable Vauvert le guide qui l’avait trompé et repartir par où il était venu. Il jeta un regard noir par-dessus son épaule et fit mine de se diriger vers la porte. Mais les quelques mots prononcés par Cadfael ou cette ébauche de mouvement avaient attiré l’attention de Meriet. Il leva la tête et vit son père. Une grimace très étrange où se mêlaient la stupéfaction, la souffrance et une affection qu’il ne pouvait s’empêcher d’éprouver déforma ses traits. Il voulut se lever respectueusement mais, dans sa hâte, prit mal son élan. Sa béquille lui échappa et glissa à terre avec un bruit sourd. Lorsqu’il tenta de la récupérer, la douleur l’arrêta.
Léoric le devança. En trois grandes enjambées impatientes, il traversa la pièce, ramena son fils à sa paillasse, en lui posant la main sur l’épaule avec brusquerie, et lui tendit sa béquille, tout en semblant plus exaspéré par la maladresse du garçon que compatissant à ses malheurs.
— Assieds-toi, dit-il d’une voix bourrue. Inutile de t’agiter. On m’a dit que tu es tombé et que tu te déplaces avec difficulté.
— Ce n’est pas très grave, répliqua Meriet, en le regardant droit dans les yeux. Je serai très bientôt sur pied. Je suis très touché que vous vous soyez déplacé pour moi, je ne m’attendais pas à votre visite. Voulez-vous vous asseoir, monsieur ?
Certes non, Léoric était trop perturbé et trop nerveux ; il examina l’aménagement de la grange, ne jetant que de rapides coups d’oeil à son fils.
— Cette vie, que tu as toi-même décidé de choisir, tu as eu du mal à t’y adapter, à ce qu’il paraît. Mais maintenant que tu as mis la main à la charrue, il n’est plus question de t’arrêter en chemin. N’espère pas que je consente à te reprendre au château, dit-il d’une voix sévère. Mais il avait l’air soucieux.
— L’idée ne m’a jamais effleuré et j’ai bien l’intention d’aller jusqu’au bout, répliqua sèchement Meriet. Mais peut-être a-t-on omis de vous dire que j’ai confessé mon crime et que, désormais, vous n’avez plus besoin de me protéger.
— Qu’est-ce que tu racontes ?...
Léoric ne comprenait pas. Il se passa la main sur les yeux, fixa son enfant et secoua la tête. Le calme implacable de son fils était plus incompréhensible que toute protestation passionnée.
— Je regrette de vous avoir donné tant de soucis et causé tant de peine pour rien, dit le jeune homme. Mais il fallait que je parle. Il allait y avoir une erreur judiciaire, un autre homme avait été arrêté pour ce meurtre, un malheureux qui vivait dans la forêt et qui avait volé un peu de nourriture par-ci par-là. Vous n’étiez pas au courant ? Lui, au moins, je pouvais le faire relâcher. Hugh Beringar m’a assuré qu’il ne lui arriverait rien. Vous n’auriez pas voulu que je me lave les mains de cette situation ? Donnez-moi pour le moins votre bénédiction pour cela.
Léoric garda le silence pendant plusieurs minutes, frémissant de tout son grand corps comme s’il luttait contre ses propres démons ; puis il s’assit enfin près de son fils, sur la paillasse qui grinça, et sa main se crispa sur celle de Meriet. Il avait gardé ce visage de marbre, son geste ressemblait plus à un coup qu’à une caresse et sa voix, quand il fut de nouveau capable de parler, resta sèche et dure. Cadfael s’éloigna pourtant sur la pointe des pieds et tira la porte derrière lui. Il s’en écarta et alla s’asseoir sous le porche, mais il n’était pas assez loin pour ne pas entendre les deux voix à l’intérieur ; à défaut de leurs paroles et ainsi placé, il pouvait surveiller l’entrée. Il pensait bien qu’on n’aurait plus besoin de lui, cependant Léoric, plein d’une rage impuissante, élevait parfois le ton et une ou deux fois Meriet manifesta âprement son obstination. Cela n’avait guère d’importance, ils n’auraient su que dire s’ils n’avaient pas eu de raison de s’affronter.
« Après cela, pensa Cadfael, il pourra toujours jouer les indifférents et faire montre de froideur, je ne serai pas dupe. »
Il rentra quand il estima qu’il était temps car il avait encore pas mal de choses à dire à Léoric avant que ce dernier n’allât dîner avec l’abbé. La dispute et les mots violents cessèrent à son approche, et il ne leur resta plus que quelques platitudes à échanger avant de se séparer.
— Vous voudrez bien dire à Nigel et Roswitha que je prierai pour qu’ils jouissent d’un bonheur éternel. J’aurais aimé pouvoir assister à leur mariage, déclara Meriet d’un ton ferme, mais vu les circonstances, cela me semble difficile.
— On s’occupe bien de toi ? Tu es sûr ? demanda Léoric maladroitement, baissant les yeux vers lui.
— N’ayez aucun souci à cet égard, répondit Meriet épuisé, mais souriant, et ce pâle sourire rayonnait de douceur et de tendresse. J’ai d’excellents amis pour m’entourer. Frère Cadfael vous le confirmera.
Cette fois, quand ils se séparèrent, ce ne fut pas tout à fait comme précédemment. Cadfael s’en étonna. Léoric fit mine de partir, revint sur ses pas, luttant un moment contre son inflexible orgueil, puis très vite, il se pencha gauchement et déposa sur la joue tendue de Meriet un baiser qui tenait un peu du soufflet. Le sang monta au visage du jeune homme tandis que Léoric se redressait, tournait les talons et quittait la grange à grandes enjambées.
Il se dirigea vers le portail, raide et muet, le regard tourné vers l’intérieur plus que vers l’horizon, si bien que quand il se cogna violemment l’épaule et la hanche contre l’encadrement de la porte, il y prêta à peine attention.
— Attendez ! s’exclama Cadfael. Accompagnez-moi à l’église. Nous avons des informations à échanger et il nous reste du temps.
Dans la nef unique de la petite chapelle de l’hôpital, il faisait sombre et froid, le silence régnait, impressionnant. Léoric tordit ses mains jointes aux veines apparentes et, redoutable dans sa colère froide, se tourna vers son guide.
— Bien joué, mon frère ! Vous m’avez menti pour me conduire ici ! Mon fils était en danger de mort, prétendiez-vous.
— Sans aucun doute, renvoya Cadfael. Ne vous a-t-il pas dit lui-même à quel point il sentait que sa fin était proche ? C’est aussi vrai pour vous et moi. Depuis notre naissance la mort est en nous. Et nous allons vers elle dès notre premier jour. Ce qui compte, c’est la façon dont nous ferons ce voyage. Vous l’avez entendu. Il s’est reconnu coupable du meurtre de Peter Clemence. Pourquoi ne nous en avez-vous pas parlé, au lieu d’attendre que Meriet se décide ? Car seuls frère Mark, Hugh Beringar ou moi-même, pouvions vous en informer ; personne d’autre n’est au courant. Meriet est persuadé d’être surveillé comme un criminel en sursis et que cette grange est sa prison. Maintenant Aspley, laissez-moi vous dire que ça n’est pas du tout le cas – nous sommes trois à avoir entendu ses aveux, et nous sommes tous trois fermement convaincus qu’il a menti. Vous, son père, êtes donc le quatrième, et vous seul le croyez coupable.
Léoric secouait violemment la tête avec une sorte de désespoir.
— Je voudrais pouvoir partager vos convictions, mais ce n’est pas possible. Pourquoi dites-vous donc qu’il ment ? Sur quelles preuves fondez-vous vos affirmations, et comment pouvez-vous les opposer à ce que je sais ?
— Très bien, je vous donnerai une seule preuve, répliqua Cadfael, et je vous l’échange contre toutes vos certitudes. Dès qu’il a entendu dire que quelqu’un d’autre avait été arrêté, Meriet a avoué sa culpabilité devant la justice, ce qui met son corps en danger. Mais il a absolument refusé et il refuse toujours de répéter sa confession à un prêtre et de demander pénitence et absolution pour un péché qu’il n’a pas commis. Voilà pourquoi je le crois innocent. Maintenant, si vous le pouvez, donnez-moi une seule raison aussi valable de le croire coupable.
Léoric, tourmenté autant qu’angoissé, continua à exprimer son incrédulité.
— Je vous le jure devant Dieu, je voudrais que vous ayez raison et moi tort, mais je sais ce que j’ai vu et entendu. Je ne pourrai jamais l’oublier. Maintenant que je suis obligé de le révéler au grand jour, puisqu’il y a un innocent qui risque sa vie, et que Meriet, ce qui est tout à son honneur, a soulagé sa conscience, pourquoi ne m’en ouvrirais-je pas d’abord à vous ? Mon invité avait bien tranquillement repris sa route. C’était un matin comme tous les autres. Je suis sorti pour faire prendre de l’exercice à mon faucon et à mes chiens ; trois personnes m’accompagnaient, mon chapelain, mon grand veneur et un palefrenier. Tous trois sont honnêtes et appuieront mes dires. Il y a une zone importante de forêt touffue à trois miles au nord de chez nous. Ce sont les chiens qui ont entendu la voix de Meriet, car il n’était pas bien loin, et puis je me suis rapproché et je l’ai reconnu. Il appelait Barbarie, le cheval que montait Peter Clemence, à grand renfort de voix et de coups de sifflet. Ce sont peut-être ces coups de sifflet que les chiens ont d’abord perçus et ils se sont précipités vers lui, mais sans aboyer. Quand nous l’avons rejoint, il avait récupéré l’animal – on vous aura sûrement dit qu’il savait parler aux chevaux.
Lorsque nous lui sommes tombés dessus, il tenait le cadavre par les aisselles et le tirait à couvert, sous des buissons épais à l’écart du chemin. Peter avait une flèche en pleine poitrine et Meriet portait son arc et son carquois sur l’épaule. Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ? Quand j’ai poussé un cri, qu’a-t-il fait ? Il n’a pas dit un mot pour se défendre. Quand je lui ai intimé l’ordre de revenir avec nous et que je l’ai enfermé dans sa chambre pour pouvoir réfléchir à cette effroyable situation, il n’a pas seulement ouvert la bouche pour protester, il m’a obéi aveuglément. Quand je lui ai dit que je couvrirais son péché mortel et que je ne l’enverrais pas à la potence, mais sous certaines conditions, il a accepté de vivre et de disparaître. Je ne puis m’empêcher de croire qu’il a fait ce choix par respect pour notre nom, mais aussi pour sauver sa peau.
— Il a certes choisi, approuva Cadfael, et il a fait bien plus qu’accepter car il a dit à Isouda ce qu’il nous a dit plus tard à tous, à savoir qu’il était venu parmi nous de son plein gré, parce qu’il le désirait. Il n’a jamais suggéré qu’on l’y avait forcé. Mais continuez, dites-moi ce que vous avez fait ensuite.
— J’ai fait ce que je lui avais promis ; j’ai ordonné de conduire le cheval loin vers le nord, là où Clemence aurait dû passer, et puis on l’a lâché dans les tourbières. On croirait peut-être que son cavalier s’y était perdu. Quant au cadavre, nous l’avons emmené en secret, avec tout ce qui lui appartenait, mon chapelain a lu l’office des défunts très respectueusement, avant que nous ne le placions sur un bûcher nouvellement érigé près de la cabane du vieux charbonnier. Et nous y avons mis le feu. Ce fut un acte bien coupable, qui me pèse lourd sur la conscience, mais je l’ai commis et j’en répondrai. Je ne regretterai pas d’être puni par là où j’ai péché.
— Votre fils a pris grand soin de prendre sur lui, en même temps que ce crime, tout ce que vous avez fait pour le dissimuler, répliqua Cadfael d’une voix dure. Mais il n’acceptera jamais de mentir à son confesseur, car c’est un péché mortel, comme de dissimuler la vérité.
— Mais pourquoi ? demanda Léoric avec véhémence. Pourquoi aurait-il ainsi souscrit à tout, s’il avait une réponse à me donner ? Pourquoi ?
— Parce que vous n’auriez pas été capable de la supporter, cette réponse, et qu’elle lui était tout aussi insupportable. Par amour, sûrement, ajouta frère Cadfael. Je doute qu’on lui ait donné suffisamment d’affection durant toute sa vie, mais ceux qui en ont été le plus privés sont en général capables de mieux aimer que les autres, et souvent ils le prouvent.
— Mais, je l’ai aimé, protesta Léoric, se tortillant, furieux. C’est lui qui a toujours montré un caractère si difficile, et un tel esprit de contradiction...
— Cet esprit de contradiction est parfois le seul moyen d’attirer l’attention, remarqua tristement Cadfael, quand l’obéissance et les bonnes dispositions n’y suffisent pas. Mais laissons cela. Vous voulez des explications ? En voici. L’endroit où vous l’avez trouvé n’était à guère plus de trois miles de votre château, soit à environ quarante minutes de cheval. Et vous l’avez trouvé en plein milieu de l’après-midi. Depuis combien de temps Clemence gisait-il mort à cet endroit ? Et voilà soudain que Meriet se met en tête de cacher le cadavre, et qu’il siffle le cheval laissé libre par la chute de son cavalier. Même s’il s’était enfui terrorisé, et qu’il avait erré dans les bois, affolé par ce qu’il avait perpétré, est-ce qu’il ne se serait pas occupé du cheval avant de se sauver à toutes jambes ? Il l’aurait fouetté pour qu’il disparaisse ou il l’aurait monté pour l’emmener au diable. Qu’est-ce qu’il pouvait avoir en tête en essayant d’attraper ce cheval et de cacher le cadavre alors qu’il s’était écoulé tant de temps depuis le meurtre ? Vous avez déjà pensé à tout cela, j’imagine.
— Je me suis dit, comme vous l’avez suggéré vous-même, qu’il s’était enfui terrorisé par ce qu’il venait de faire et qu’il était revenu plus tard dans la journée pour tenter de dissimuler son forfait, répliqua Léoric, dont le débit avait ralenti et qui fixait maintenant Cadfael avec une sorte d’intensité.
— C’est ce qu’il a dit, il y a peu de temps, mais il lui a fallu un sacré effort pour imaginer cela, car on l’a pris de court.
— Mais alors, souffla Léoric à présent partagé entre l’espoir et l’effarement et craignant d’espérer trop vite, qu’est-ce qui a pu le pousser à revendiquer ce crime horrible ? Comment a-t-il pu nous faire une telle injure à lui-même et à moi ?
— Sans doute parce qu’il craignait de vous causer un tort encore plus grand. Et aussi parce qu’il aimait quelqu’un dont il avait des raisons de douter, comme vous avez douté de lui. Meriet a d’immenses réserves d’amour à donner, dit gravement Cadfael, et vous ne l’avez jamais laissé vous en donner beaucoup. Il l’a donc donné ailleurs, là où on ne le repoussait pas, même si on ne le considérait pas à sa juste valeur. Dois-je vous rappeler une fois encore que vous avez deux fils ?
— Non ! cria Léoric d’un ton étouffé, plein de rage et d’indignation et, se redressant dans sa colère, il domina Cadfael de la tête et des épaules. Je refuse de prêter l’oreille à ces propos ! Vous allez trop loin ! Ce n’est pas possible !
— Impossible oui, s’il s’agit de votre héritier préféré, mais tout à fait vraisemblable pour son frère ? Dans ce bas monde, nul homme n’est infaillible et tout est possible.
— Mais puisque je vous affirme que je l’ai vu se donner un mal de chien pour dissimuler ce cadavre ! S’il était tombé dessus innocemment, par hasard, il n’aurait pas éprouvé le besoin de le cacher, ce mort, il aurait au contraire rameuté la garde !
— Sauf s’il était tombé innocemment sur quelqu’un de cher, un frère ou un ami, lui-même penché sur cette tâche macabre. Vous ne croyez que ce que vous voyez.
Pourquoi Meriet n’en aurait-il pas fait autant ? Vous avez mis votre âme en grand péril en gardant le silence sur ce dont vous le croyiez coupable. Il a très bien pu agir de même pour quelqu’un d’autre. Vous lui avez promis le secret sans condition mais, le prix, c’est Meriet qui allait le payer. Et Meriet n’a pas bronché. Il a accepté de son plein gré, et il ne s’agissait pas simplement de consentir à ce que vous lui imposiez, non, il y tenait, lui aussi, et il s’est efforcé de s’en réjouir parce que son sacrifice garantissait la liberté de quelqu’un qu’il aimait. Et à votre avis, y a-t-il quelqu’un au monde qu’il aime autant qu’il aime son frère ?
— C’est de la folie ! protesta Léoric, haletant comme un homme qui a couru jusqu’à la limite de ses forces. Nigel a passé toute la journée chez les Linde, Roswitha vous le confirmera, et Janyn aussi. Il fallait qu’il se réconcilie avec la petite, il est parti tôt le matin, et il est rentré tard dans la soirée. Il ignorait tout ce qui s’était passé ce jour-là. Il a été effaré quand on le lui a appris.
— Avec un bon cheval, il ne faut pas des heures pour se rendre de chez les Linde à cet endroit de la forêt, dit Cadfael, impitoyable. Supposez que Meriet l’ait trouvé couvert de sang, affairé sur le corps de Clemence et qu’il lui ait dit : « File, sauve-toi d’ici, laisse-moi m’occuper de tout ça ; va, et qu’on te voie ailleurs toute la journée. Je ferai ce qu’il faut. » Qu’en pensez-vous ?
— Vous croyez vraiment que Nigel a tué cet homme ? demanda Léoric, d’une voix basse, rauque, tendue. Un tel crime contre les lois de l’hospitalité, la famille et sa propre nature ?
— Non, fit Cadfael. Je dis seulement qu’il n’y a rien d’impossible à ce que Meriet l’ait trouvé ainsi, tout comme vous l’avez trouvé, lui. Pourquoi Meriet n’aurait-il pas, lui aussi, été convaincu par une preuve aussi évidente ? N’avait-il pas les meilleures raisons du monde de croire son frère coupable, de craindre qu’il le fût, ou, ce qui semble plus terrible encore, de redouter qu’on pût l’accuser à tort ? Car mettez-vous bien ça dans la tête, s’il vous a été possible de vous tromper au point d’accorder immédiatement foi à ce que vous avez vu, c’est aussi le cas de Meriet. Ces six heures inexpliquées continuent à me trotter par la tête, et je ne vois encore aucune explication à donner.
— Est-ce possible ? murmura Léoric, ébranlé, ne sachant que croire. Ai-je pu être aussi injuste envers lui ? Et quant aux actes que j’ai commis, ne vaudrait-il pas mieux que j’aille tout raconter à Hugh Beringar ? Il saura quoi faire. Mon Dieu, comment allons-nous pouvoir réparer tous les torts que nous avons causés !
— La première chose est d’aller dîner chez l’abbé, lui rappela Cadfael, et de vous montrer aussi agréable convive qu’à l’ordinaire. Et demain, vous marierez votre fils comme prévu. A présent nous y voyons encore confusément, comme dans un miroir embué, et il nous faut attendre que la lumière soit. Pensez à ce que je vous ai dit, mais n’en soufflez mot à personne. Il est encore trop tôt. Laissez les fiancés tranquilles le jour de leur mariage.
Malgré tout, il savait, en son for intérieur, que la paix ne régnerait pas.
Isouda vint le retrouver dans son atelier, à l’herbarium. Il la regarda attentivement, oublia ses soucis, et sourit. Elle portait encore les beaux vêtements sévères qu’elle avait jugé bon de mettre pour se rendre à l’invitation d’un abbé. Surprenant le sourire de Cadfael, et la lueur dans son regard, elle se détendit, lui adressa un sourire coquin, ouvrit grand son manteau et repoussa sa capuche pour se faire admirer.
— Suis-je comme il faut, à votre avis ?
Ses cheveux, trop courts pour être nattés, étaient attachés sur son front par une résille brodée, exactement semblable à celle que Meriet avait dissimulée dans son lit, au dortoir, et, sous cette coiffe légère, ils formaient une toison épaisse qui bouclait sur son cou. Sa robe était un surplis d’un bleu profond qui la moulait étroitement jusqu’aux hanches pour tomber ensuite en plis souples, par-dessus une cotte à longues manches et à col haut de laine rose pâle. On eût dit une adulte ; ces couleurs, la coupe de ses vêtements n’étaient pas du tout celles qu’on se serait attendu à voir chez une sauvageonne, qui, une fois n’est pas coutume, avait reçu l’autorisation de dîner avec les grands. Son maintien (elle se tenait très droite, très sûre d’elle-même), avait acquis une dignité seigneuriale que soulignait son élégance, et sa démarche, quand elle était entrée, était celle d’une princesse. Son collier ras du cou, fait de lourdes pierres naturelles, polies mais non taillées, servait admirablement à attirer l’attention sur son beau port de tête. Elle ne portait pas d’autres parures.
— Vous correspondriez tout à fait à mes goûts, si j’étais un petit jeune qui attend une amie d’enfance, admit simplement Cadfael. Êtes-vous aussi peu prête à le voir qu’il doit l’être, lui ? Je me pose la question.
Isouda secoua la tête. Les boucles brunes se mirent à danser, avant de se reposer sur ses épaules en un mouvement très différent.
— Non ! j’ai réfléchi à tout ce que vous m’avez dit, et je connais Meriet comme si je l’avais fait. Ni lui ni vous n’avez besoin de vous inquiéter. Je m’en sortirai parfaitement.
— Alors, avant de partir, fit Cadfael, il vaudrait mieux que je vous mette au courant de tout ce que j’ai appris entre-temps.
Et, prenant un siège, il lui raconta tout. Elle l’écouta jusqu’au bout, attentivement, mais elle n’en fut nullement troublée.
— Dites, frère Cadfael, au point où en sont les choses, pourquoi ne pourrait-il pas assister au mariage de son frère ? Je sais, il n’éprouverait aucun plaisir, du moins pour le moment, à apprendre qu’il est innocent et qu’il n’a réussi à tromper personne. Ça ne ferait que lui causer une souffrance terrible pour celui qu’il s’efforce de protéger. Mais vous le connaissez à présent. S’il a donné sa parole, il la tiendra, et il est assez naïf, Dieu sait ! pour croire que les autres sont aussi honnêtes que lui, et qu’ils respecteront sa parole aussi simplement qu’il la donne. Il apprécierait si Hugh Beringar autorisait même un criminel en rupture d’échafaud à assister au mariage de son frère.
— Il n’arriverait pas à marcher aussi loin, objecta Cadfael, que cette idée, cependant, tentait sérieusement.
— Ce serait inutile. Je lui enverrais un palefrenier et un cheval. Frère Mark pourrait l’accompagner. Pourquoi non ? Il n’aurait qu’à venir tôt, enveloppé d’un manteau et à trouver une place discrète d’où il pourrait tout voir. Quoi qu’il arrive, dit Isouda d’une voix grave et décidée, car je ne suis pas assez bête pour ne pas craindre qu’un malheur ne s’abatte sur leur famille – quoi qu’il arrive, je veux qu’il se montre au grand jour. C’est sa place. Et tant pis s’il y en a qui ne sont pas contents ! Car c’est quelqu’un de bien et je veux que ça se sache !
— Moi de même, s’exclama Cadfael en toute sincérité, moi de même !
— Alors demandez à Hugh Beringar de m’autoriser à lui envoyer un palefrenier. J’ignore pourquoi mais j’ai le sentiment qu’on aura besoin de lui, qu’il a le droit de venir et qu’il doit se montrer.
— Je parlerai à Hugh, promit Cadfael. Maintenant suivez-moi, il faut être à Saint-Gilles avant la tombée de la nuit.
Ils partirent tous deux par la Première Enceinte, tournèrent à droite sur le champ de la foire aux chevaux, où l’herbe avait pâli, et, longeant des maisons dispersées parmi des champs verdoyants, arrivèrent à l’hospice. Des squelettes d’arbres fantomatiques dessinaient sur le ciel pâle, verdâtre, prometteur de gel, des arabesques de dentelle.
— Ainsi voilà l’endroit où même les lépreux peuvent trouver refuge ? dit-elle, tout en remontant la pente douce du chemin, menant à la barrière du lazaret. On leur donne des remèdes et on s’efforce de les soigner le mieux possible ? C’est admirable !
— Il arrive même que le traitement réussisse, répondit Cadfael. On n’a jamais manqué de volontaires pour servir ici, même si l’un ou l’autre en meurt. Mark aura peut-être grandement contribué à guérir Meriet physiquement et spirituellement.
— Quand j’aurai fini ce que j’ai entrepris, je le remercierai comme il le mérite, promit-elle avec un brusque sourire rayonnant.
Cadfael l’emmena directement à la grange qui, pour le moment, était vide. Ce n’était pas encore l’heure du repas du soir, mais il ne faisait plus assez clair pour les activités de plein air. La petite paillasse solitaire était soigneusement recouverte d’une couverture terne.
— C’est son lit ? demanda-t-elle, et elle eut un long regard méditatif.
— En effet. Il l’avait d’abord installé au grenier, de peur de déranger ses compagnons au cas où il aurait eu des cauchemars, et c’est, hélas, de là qu’il est tombé. Selon Mark, il s’était levé dans son sommeil pour aller s’accuser auprès de Hugh Beringar et lui demander de libérer le prisonnier. Voulez-vous l’attendre ici ? Je vais le chercher et je vous l’amène.
Il trouva Meriet assis au petit bureau de frère Mark, dans l’antichambre de la grande salle. A l’aide d’un morceau de cuir, il rapiéçait la reliure d’un livre d’heures. Il travaillait avec adresse et patience, se concentrant sur sa tâche. C’est seulement quand Cadfael lui annonça qu’un visiteur l’attendait dans la grange, qu’il manifesta une agitation soudaine. Il était habitué à Cadfael dont la présence ne le gênait pas, mais il répugnait à se montrer à d’autres, comme s’il craignait d’être contagieux.
— J’aimerais mieux que personne ne vienne, dit-il partagé entre la gratitude devant une marque de bonté et la peine de devoir surmonter le chagrin qui en découlerait. A quoi cela peut-il servir maintenant ? Que reste-t-il à dire ? Je suis content d’être au calme ici.
— Tu n’as rien à craindre, dit Cadfael, pensant à Nigel dont la sollicitude fraternelle aurait pu s’avérer trop difficile à supporter, s’il en avait manifesté... ce qui n’était pas le cas.
Les fiancés ont quelque raison de négliger tout ce qui ne concerne pas leur mariage, mais il aurait quand même pu demander des nouvelles de son frère.
— Il s’agit simplement d’Isouda.
Simplement Isouda ! Meriet poussa un soupir de soulagement.
— Isouda a pensé à moi ? C’est vraiment gentil. Mais... est-elle au courant ? Sait-elle que j’ai reconnu être un assassin ? Je ne voudrais pas qu’on l’induise en erreur...
— Elle est au courant. Tu n’as pas besoin d’en parler, et elle non plus. Elle m’a demandé de la conduire ici parce qu’elle éprouve pour toi une affection sincère. Ça ne te coûtera pas grand-chose de passer quelques minutes avec elle. Je ne pense pas d’ailleurs que tu auras beaucoup à parler, elle fera sûrement ça très bien pour vous deux.
Meriet le suivit, toujours un peu à contrecoeur, mais la pensée d’avoir à supporter la considération, la sympathie, la confiance obstinée peut-être d’une petite camarade de jeux ne le dérangeait pas beaucoup. Parmi les mendiants, les enfants surtout s’étaient montrés bons envers lui, ils étaient tout simples, ne demandaient rien, et ne posaient pas de questions. Il pourrait accueillir de la même façon l’amitié d’Isouda, du moins c’est ce qu’il supposait.
Elle s’était servie du briquet et de l’amadou placés à la tête de la paillasse et avait réussi à allumer la mèche de la petite lampe qu’elle avait soigneusement posée sur une pierre placée là à cet effet, car elle empêchait tout contact avec la paille qui voletait. Il se répandait autour de la jeune fille une douce lumière chaude. Elle avait rejeté les pans de son manteau sur ses épaules, ce qui rehaussait l’élégance sobre de sa robe, et de sa ceinture brodée. Elle rêvait, les mains posées sur son vêtement. Quand Meriet apparut, elle lui adressa le sourire discret et rayonnant de la Vierge qu’on peut voir sur les tableaux représentant l’Annonciation, où l’apparition de l’ange est manifestement superflue, car il n’a depuis longtemps plus rien à lui apprendre.
Meriet retint son souffle, le regard fixe, à la vue de cette dame qui l’attendait calmement, assise sur son lit. Était-il possible qu’elle ait pu changer autant en quelques mois ? Il avait eu l’intention de lui dire gentiment mais carrément qu’elle n’aurait jamais dû venir jusque-là, mais les mots moururent sur ses lèvres. Elle se tenait là, parfaitement maîtresse d’elle-même, imposant son empreinte au temps et à l’espace, et il avait presque peur d’elle, de l’impression qu’il lui produisait, maigre, boiteux, rejeté par tous. Il se dit qu’elle ne pouvait manquer de le trouver profondément différent du sauvageon qui partageait ses jeux naguère. Mais Isouda se leva, s’avança vers lui et, de ses mains tendues, le força à redresser la tête avant de l’embrasser sur les deux joues.
— Sais-tu que tu es devenu presque séduisant ? Je suis désolée pour ton accident, dit-elle, effleurant d’une main légère la blessure à présent refermée. Mais ça va passer, tu ne garderas pas de cicatrice. Celui qui t’a soigné a bien travaillé. Mais j’y pense, tu peux m’embrasser, tu n’as pas encore prononcé tes voeux.
Les lèvres de Meriet, immobiles et froides contre sa joue, frémirent soudain d’une passion inutile. Il ne la voyait pas encore comme une femme, il répondait seulement à sa tendresse et à sa bonté, car elle lui avait ouvert les bras sans un mot de reproche. Il l’embrassa maladroitement, partagé entre l’impétuosité et la timidité que lui inspirait cet être nouveau, et il frissonna à ce contact.
— Tu as encore de la peine à marcher, remarqua-t-elle compatissante. Viens t’asseoir près de moi. Je ne vais pas rester longtemps pour éviter de te fatiguer, mais je ne pouvais pas être si près sans te rendre visite. Raconte-moi ce que tu fais ici, dit-elle, l’attirant sur le lit, près d’elle. Il y a même des enfants, j’entends leur voix. Ils ont l’air tout jeunes.
Sous le charme, il commença à lui parler en phrases hachées, cherchant ses mots, de frère Mark, petit, fragile et si fort, que Dieu avait marqué de son sceau, et qui voulait devenir prêtre. Il n’eut aucun mal à lui décrire son ami, et les malheureux qui avaient cependant eu assez de chance pour tomber entre ses mains. Mais il ne lui parla ni d’elle ni de lui-même ; ils étaient assis épaule contre épaule, complètement absorbés l’un par l’autre et ils ne cessaient de mesurer, approbateurs, les changements qu’avaient apportés tant d’épreuves. Il oublia qu’il s’était lui-même envoyé à l’échafaud, que la période étrangement calme qui lui restait à vivre ne durerait pas et que la jeune fille allait hériter d’un manoir deux fois plus important qu’Aspley, et aussi qu’elle était devenue très belle. Ils étaient là tous deux, à l’abri du temps et du monde, et Cadfael s’éloigna très satisfait, pour aller échanger quelques mots avec frère Mark pendant qu’il en avait le loisir. C’était Isouda qui comptait les minutes et bientôt il lui faudrait se retirer Avec quel soin elle avait surpris, réchauffé, le prisonnier, avait fait naître en lui un espoir absurde mais parfaitement crédible !
Quand elle estima qu’il était l’heure de partir, Meriet lui prit la main pour la reconduire à la porte de la grange. Ils avaient tous deux les joues en feu, le regard brillant et, à les voir marcher côte à côte, il était facile de comprendre que la glace était rompue, et qu’ils avaient pu se parler comme avant. C’était une excellente chose. Lorsqu’ils se séparèrent, il lui tendit la joue, elle l’embrassa vivement et lui tendit la sienne à son tour, le traita de tête de mule, ce qui n’était pas une découverte. Elle le laissa pourtant dans un état voisin de l’enthousiasme, et s’en alla elle-même, raisonnablement optimiste.
— Je lui ai pour ainsi dire promis de lui envoyer un cheval pour qu’il puisse être à l’heure demain, dit-elle quand ils arrivèrent près des maisons situées au début de la Première Enceinte.
— J’en ai plus ou moins fait autant avec Mark, avoua Cadfael. Mais il vaudra mieux qu’il mette un manteau et qu’il soit discret. Dieu seul sait si j’ai ou non de bonnes raisons pour cela, mais mon petit doigt me dit qu’il faut qu’il soit là, sans que même sa famille devine sa présence.
— On s’inquiète beaucoup trop, s’écria la jeune fille d’un ton joyeux, ravie de son propre succès. Je vous l’ai dit il y a longtemps. Il est à moi, et personne d’autre ne l’aura. Il importe de découvrir l’assassin de Peter Clemence pour que Meriet et moi puissions être l’un à l’autre. Ne vous alarmez pas. Le coupable se fera prendre, c’est inévitable.
— Mon petit, vous m’effrayez, comme une manifestation de Dieu. Je crois que c’est vous qui attirerez Sa foudre.
Dans la tiédeur et la lumière douce de leur petite chambre de l’hôtellerie, après le souper, les deux jeunes filles qui dormaient dans le même lit échafaudaient leurs plans pour le lendemain. Elles n’avaient pas sommeil, elles avaient beaucoup trop de choses à penser pour avoir envie de dormir. La servante de Roswitha, qui les servait toutes deux, était allée se coucher depuis une heure, c’était une rustaude de la campagne, avec qui on ne pouvait parler du choix d’un bijou, d’une parure ou d’un parfum pour un mariage. Demain Isouda peignerait les cheveux de son amie, et l’escorterait à l’aller et au retour entre l’hôtellerie et l’église. Elle lui retirerait son manteau au portail et le lui rendrait quand, nouvelle épousée, elle quitterait ces lieux au bras de son mari en cette froide journée de décembre.
Roswitha avait déployé sur le lit sa robe de mariée et en contemplait chaque pli, vérifiant la bonne tenue des manches et si le corset était bien ajusté, se demandant également s’il ne vaudrait pas mieux que sa ceinture dorée fût d’un cran plus serrée.
Isouda arpentait la pièce sans arrêt, répondant machinalement aux questions et aux commentaires rêveurs de Roswitha. Elles avaient entassé leurs affaires dans des coffres de bois recouverts de cuir et empilés contre un mur. Les objets moins volumineux, elles les avaient posés au petit bonheur, là où il y avait de la place. Les bijoux de Roswitha reposaient sur un coffre, à côté de la lampe. Isouda y passa une main négligente, les examinant l’un après l’autre. Ce genre de colifichets ne l’intéressait pas beaucoup.
— A ma place, mettrais-tu ces pierres jaunes venues de la montagne ? demanda Roswitha. Ça irait bien avec le fil d’or de ma ceinture.
Isouda leva les grains d’ambre devant la lumière et les fit couler doucement entre ses doigts.
— Oui, ça ne serait pas mal. Mais voyons un peu ce que tu as d’autre. Tu ne m’en as jamais montré la moitié.
Elle les touchait, soudain curieuse et, quand elle surprit l’éclat discret d’émaux colorés, elle sortit du fin fond du coffret une grande broche d’un modèle ancien, constituée par un anneau et une aiguille. L’anneau, avec ses larges extrémités aplaties, était décoré de dessins complexes dont les filigranes d’or entouraient les émaux ; des animaux sinueux se changeaient en feuilles qui se divisaient si on y regardait à deux fois, avant de se transformer de nouveau en serpent. L’aiguille d’argent avait une tête en forme de losange décorée d’une fleur stylisée en émail et la pointe dépassait l’anneau, qui remplissait la paume, de la longueur de son petit doigt. C’était un objet princier, destiné à attacher les plis épais d’un manteau d’homme. Elle avait à peine commencé à dire : « Tiens, je n’ai jamais vu...» quand levant le bijou en pleine lumière, elle s’arrêta net. Ce silence inattendu attira l’attention de Roswitha. Elle s’approcha vivement et plongea elle-même la main dans son coffret où elle remit la broche tout au fond, hors de vue.
— Oh non, pas ça ! dit-elle avec une grimace. C’est beaucoup trop lourd, et terriblement démodé. Remets tout en place, je ne me servirai que du collier jaune et des peignes d’argent.
Elle referma le couvercle et ramena Isouda vers le lit où la robe était soigneusement disposée.
— Regarde, il y a quelques coutures maladroites dans la broderie, tu veux bien me les arranger ? Tu manies tellement mieux l’aiguille que moi.
Le visage calme, la main ferme, Isouda s’assit pour exécuter la tâche, évitant soigneusement de regarder vers le coffret qui contenait la broche. Mais quand vint l’heure de complies, elle coupa le fil de la dernière couture, mit son travail de côté et annonça qu’elle allait assister à l’office. Roswitha, qui se déshabillait déjà langoureusement pour se mettre au lit, ne tenta rien pour l’en dissuader et ne suggéra surtout pas de l’accompagner.
Après complies, frère Cadfael sortit de l’église par le porche sud ; il avait simplement l’intention de passer à son atelier pour vérifier que le feu dont venait de se servir frère Oswin était bien éteint, que tous les flacons étaient bouchés et la porte dûment fermée pour conserver ce qui restait de chaleur. La nuit était pleine d’étoiles et l’air gelé cristallin ; il n’avait aucun besoin d’une autre lumière pour reconnaître son chemin familier. Mais avant qu’il ait dépassé le passage voûté menant à la cour, une main impatiente le tira par la manche tandis qu’une voix essoufflée lui murmurait à l’oreille : « Frère Cadfael, il faut que je vous parle ! »
— Isouda ? Mais que se passe-t-il ? Il est arrivé quelque chose ?
Il l’emmena dans une des niches du scriptorium où, à cette heure tardive, il n’y aurait âme qui vive. Ils étaient tous deux invisibles dans l’obscurité et avaient trouvé refuge dans un des coins les plus retirés. Près de lui, le jeune visage tendu formait un pâle ovale flottant au-dessus d’un manteau noir.
— S’il est arrivé quelque chose ? Et comment ! Vous aviez bien raison de dire que c’est moi qui peut-être provoquerais la foudre ! C’est que j’ai fait une découverte, souffla-t-elle d’une voix basse et rapide, dans le coffret à bijoux de Roswitha. Cachée tout au fond. Une grande broche avec un anneau, très belle et très ancienne, en or, en argent et en émail, comme on en fabriquait autrefois, avant l’arrivée des Normands. Grande comme la paume de ma main, avec une longue aiguille. Quand elle s’en est rendu compte, elle l’a vite remise dans sa boîte et refermé le couvercle, en disant que ce bijou était trop lourd, et démodé. Moi, je me suis bien gardée de répondre. Je me demande si elle a compris de quoi il s’agissait ou comment celui qui lui a donné cette broche en a hérité, bien que, d’après moi, il lui ait sûrement recommandé de ne pas la montrer, ni de la porter pour le moment... Sinon, pourquoi se serait-elle empressée de me la reprendre et de la cacher ? A moins simplement qu’elle ne l’aime pas, c’est peut-être aussi simple que ça. Sauf que, moi, je sais ce que c’est, et d’où ça vient, et vous aussi quand je vous l’aurai dit...
Elle était hors d’haleine et sa respiration toute tiède lui effleurait la joue.
— J’ai déjà vu ce bijou, mais elle, peut-être pas. C’est moi qui lui ai enlevé son manteau et qui l’ai apporté dans la chambre que nous lui avions préparée. Fremund s’est chargée des sacoches et moi du manteau... et cette broche était piquée à son col.
Cadfael prit dans la sienne la petite main qui s’agrippait à sa manche et demanda, bien qu’il fût déjà plus qu’à moitié convaincu :
— Quel manteau ? Vous voulez dire que ce bijou appartenait à Peter Clemence ?
— C’est exactement ce que je vous dis ! Je suis prête à le jurer.
— Vous êtes bien sûre qu’il s’agit du même bijou ?
— Absolument. Je vous le répète, je l’ai eu entre les mains, je l’ai touché et admiré.
— Certes, il est impossible qu’il y en ait deux semblables, dit-il en inspirant profondément. Ces objets exceptionnels ne peuvent jamais être parfaitement identiques.
— Et même si c’était le cas, on ne les trouverait pas tous les deux dans ce comté ! Mais non, ils ont sûrement chacun été fabriqués pour un prince, un chef, et selon un modèle unique. Mon grand-père avait une broche de ce genre, plus petite, et moins belle. Elle venait d’Irlande, paraît-il, et elle était très ancienne. En outre, je me rappelle exactement les couleurs et les animaux bizarres de celle-là, c’est la même. Et c’est Roswitha qui l’a ! Le chanoine Eluard est encore ici, poursuivit-elle. Il a reconnu la croix et l’anneau, il reconnaîtra sûrement cette broche, et il pourra en témoigner. Mais si ça ne marche pas, moi je le ferai, croyez-moi ! Demain – mais comment va-t-on s’y prendre demain ? Car Hugh Beringar n’est pas là, pour qu’on puisse lui parler. Et on manque de temps. C’est à nous de jouer. Dites-moi ce que je dois faire.
— D’accord, répondit lentement Cadfael, lui tenant fermement la main, mais d’abord il s’agit de préciser un détail essentiel. Cette broche, comment est-elle ? Toute propre ? Pas de tache, pas de décoloration quelconque sur le métal ou l’émail ? Pas même un bord plus mince où on aurait pu gratter cette partie plus pâle ?
— Non ! dit Isouda après un bref et soudain silence, et puis elle respira à fond ; elle avait compris. Je n’avais pas pensé à ça ! Elle est comme neuve, toute brillante, parfaite. Pas du tout comme les autres... Non, elle n’a pas été au feu.